Trois « consultations » menées par la Commission Européenne ou avec son financement, se déroulent actuellement sur les orientations de la recherche et de l'innovation, dont deux ciblées sur le domaine des nanotechnologies. Autant d'occasions pour les citoyens et la société civile d'influer sur la fabrique des programmes de recherche et développement dans ce domaine ? Pas si sûr...
Consultation en cours sur le financement de la recherche et de l'innovation au niveau européen, jusqu'à demain
Demain vendredi 20 mai prendra fin la consultation lancée le 9 février dernier par la Commission européenne qui doit faire d'ici la fin 2011 des propositions en vue d'un cadre stratégique commun pour le financement de la recherche et de l'innovation dans l'UE. L'enjeu est donc de taille, puisque seront concernés le 8ème programme-cadre de recherche et développement (8e PCRD) de l'Union Européenne, le programme-cadre pour l'innovation et la compétitivité (CIP) et l'Institut européen d'innovation et de technologie (EIT).
Un chiffre permet de cerner les sommes en jeu : à lui seul, le budget du 7ème PCRD, qui couvre la période de 2007-2013, s'élève à plus de 50 milliards d'euros1.
Le support qui sert de base à la consultation est le Livre Vert de février 2011, intitulé Quand les défis deviennent des chances: vers un cadre stratégique commun pour le financement de la recherche et de l'innovation dans l'UE qui lance un débat public sur les aspects essentiels à prendre en compte dans les futurs programmes de financement de la recherche et de l'innovation dans l'UE (p.2).
L'occasion, pour la société civile, de faire entendre sa voix en amont des décisions : les chercheurs, les entreprises, les pouvoirs publics, la société civile et les citoyens sont tous invités à participer à ce débat important (p.2 du Livre vert). La consultation publique permet aux citoyens et à la société civile de s'exprimer sur les modalités du financement par l'UE de la recherche fondamentale et appliquée au niveau européen. Différents canaux peuvent être utilisés : un blog, un questionnaire, ou encore un formulaire pour une réponse écrite. La Commission met ici en pratique ce qu'elle préconisait en octobre dernier : associer tous les acteurs et toutes les régions au cycle de l’innovation : pas uniquement les grandes entreprises, mais également les PME de tous les secteurs, y compris le secteur public, l’économie sociale et les citoyens eux-mêmes2.
On peut se féliciter de voir la transparence de la Commission déclinée jusque dans la mise en ligne des contributions, pendant le processus de consultation, sans attendre sa clôture. On peut en revanche regretter de voir le peu de contributions émanant de la société civile : pour ce qui est des contributeurs français3, seuls ont répondu - à ce jour - des groupes de défense des intérêts industriels (chambres de commerce et d'industries, réseau Entreprise Europe France, Thales, Oseo) ou des organismes de recherche (CEA, CNRS, CRU, Ifremer, Institut Telecom). Il faut dire que le contenu de la consultation est relativement technique et difficilement accessible pour des organisations de la société civile qui manquent souvent des ressources financières, du temps et des compétences qui seraient nécessaires pour se positionner sur les propositions émises. Sans compter la barrière de la langue : si le Livre vert a été traduit en français, ce n'est pas le cas du site de la consultation et de ses différentes interfaces pour répondre à la consultation, ni des contributions qui y ont été postées.
Dès lors, comment garantir que la consultation ne soient pas dominée exclusivement par les intérêts industriels ou académiques ? La légitimité même des travaux de la Commission peut en être fragilisée. D'autant que certaines formulations du Livre Vert montrent que la position de la Commission s'inscrit dans une perspective acquise à certains intérêts. On y lit par exemple que si les destinataires ultimes des innovations (qu'il s'agisse de particuliers, d'entreprises ou de pouvoirs publics) devraient être associés beaucoup plus en amont à nos actions, c'est moins dans le but d'obtenir des décisions plus éclairées et soucieuses de l'intérêt général que dans celui d'accélérer et d'élargir l'exploitation des résultats et d'obtenir plus aisément l'adhésion du public dans des domaines sensibles comme la sécurité et les nanotechnologies (p.7).
Le Livre vert souligne également que pour assurer sa compétitivité, il est vital que l'Europe occupe une position de force dans le secteur des technologies génériques essentielles, telles que (...) les nanotechnologies (...) (p.10). Ce dernier point a fait pourtant l'objet de vives contestations, notamment en France lors du débat public national, par des représentants associatifs mais également académiques. Gérard Toulouse par exemple, physicien français, avait ainsi appelé en mars 2010 à cesser d’ériger en nécessité l’objectif aveugle de garder notre rang dans une interview aux Techniques de l'Ingénieur.
De la consultation au consulting...
Parallèlement à cette consultation, pour le domaine spécifique des nanotechnologies qui nous intéresse tout particulièrement, la Commission recourt à des consultants extérieurs. Le 23 mars dernier, est paru un appel d'offres de la direction G «Technologies industrielles» de la direction générale de la recherche et de l'innovation de la Commission européenne pour trouver des consultants en matière d'innovation et de stratégie d'exploitation.
Le point central est la prestation de services à la demande en vue de garantir et de renforcer l'impact potentiel des résultats de projets cofinancés par la Commission dans le cadre de l'action "Nanosciences, nanotechnologies, matériaux et nouvelles technologies de production". Les tâches à effectuer visent plus particulièrement à identifier et à s'attaquer aux obstacles potentiels à l'exploitation des résultats de projets (...), tels que des influences d'ordre législatif ou normatif, l'évolution du marché, le développement d'autres technologies en vue de résoudre un même problème ou d'aborder le même marché, le manque de formation, le manque d'acceptation par la société, etc.
Ceux qui oeuvrent, au sein des institutions européennes comme au sein des administrations ou associations des Etats membres, à une meilleure régulation des nanomatériaux apprécieront.
Quant à « la société », si tant elle qu'une telle chose existe en soi, elle devrait donc, in fine, « accepter » les résultats des recherches nano, pour la seule raison qu'elles ont été financées par la Commission européenne, sous prétexte qu'il ne faut pas freiner l'innovation ?
Les cabinets de conseil ont encore quelques jours - jusqu'au 23 mai exactement - pour préparer leur copie : ce sont potentiellement deux millions d'euros que le prestataire retenu pourra empocher4 : de quoi faire grincer les dents des associations et collectifs militant pour une gouvernance plus démocratique des sciences et technologies et qui peinent à décrocher des financements européens.
... en passant par la « consultation-sondage »
Une autre consultation du public sur les nanotechnologies est proposée depuis quelques jours en ligne5 afin de tâter le pouls de l'opinion. Cette « consultation-sondage » s'inscrit dans le projet NanoChannels, qui est financé lui aussi par le 7ème PCRD, à hauteur de 800 000 euros. A la différence des deux autres exemples cités plus haut, il ne s'agit pas d'une initiative émanant directement de la Commission, mais de l'un des projets qu'elle finance.
Il consiste en un questionnaire censé permettre de refléter les différents points de vue de la population sur le développement des nanotechnologies. Chacun est encouragé à répondre, aucune connaissance sur les nanotechnologies n'est requise, et seules 5 à 10 minutes sont nécessaires. Le but est également de déterminer les moyens de communication qui pourraient permettre d'encourager la participation du public dans les débats en cours sur les nanotechnologies. Parmi les pistes proposées à la question 9, celle d'une célébrité vantant à la télé les vertus d'un produit cosmétique contenant un nanomatériau (sic).
Le questionnaire n'est pas proposé en langue française, mais « seulement » en anglais, hébreu, allemand, italien et espagnol. Curieux pour un projet financé par l'Europe.
Cet « arrêt sur image » de trois « consultations » concomittantes, avec leur intérêt et leurs limites respectifs, témoigne du chemin accompli... et de celui qui reste à parcourir pour arriver à la mise en place d'une réelle démocratie à l'échelle européenne en termes de définition des orientations des politiques de recherche et développement dans le domaine des nanotechnologies.
Plutôt que d'axer son intervention sur la seule suppression des freins à l'innovation, l'Europe a un rôle à jouer pour favoriser l'émergence et l'intégration des attentes de toutes les parties prenantes - donc y compris des citoyens et de la société civile - à ses programmes scientifiques et technologiques. Si possible, autrement que par le recours à des célébrités parlant de cosmétiques et de nanos à la télé...
[Ce texte a été publié initialement sur le site VeilleNanos.fr le 19 mai 2011, sous licence CC by-sa.]
- Septième programme-cadre (7e PC), site de la Commission Européenne
- Initiative phare Europe 2020 - Une Union de l’innovation, Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Économique et Social Européen et au Comité des Régions, octobre 2010, p.8
- Written contributions received in response to the Green Paper
- A noter, en France, une même tendance soulignée par Le Monde dans un article du 18 mars 2011, intitulé Les consultants s'installent dans les campus : Philippe Jacqué y souligne le fait que la loi d'autonomie des universités de 2007 et le grand emprunt ont accéléré le recours aux cabinets de conseil par les universités, pour des montants pouvant s'élever jusqu'à 300 000 euros - le tout dans l'opacité la plus totale
- NanoChannels - invitation to the wider public to tell us what you think of Nanotechnologies, Institute of Nanotechnology, 16 mai 2011
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Commentaires
Exprimez-vous ! L'association Sciences et Démocratie se bat pour donner la parole aux citoyens dans les débats « science société ». Vos messages renforceront notre motivation.
Re: EUROPE - Des consultations du public au consulting en ...
Il est très important de PARLER de Sciences et Sociétés, mais concernant les nanotechnologies il est plus qu'urgent de réagir bien sûr au niveau de l'EUROPE mais surtout au niveau mondial car les conséquences pourraient être dramatiques pour l'humanité. Il existe déjà 600 produits alimentaires dans le monde à base de nanoparticules simplement pour en changer la couleur, le goût et améliorer la conservation sans s'inquiéter de la toxicité de ces nanoparticules. Certes elles sont nanométriques, mais la profusion de ces nanoparticules peut être catastrophique. Le matériaux utilisé peut-être non toxique à grande dimension pour devenir toxique à l'échelle nanométrique (les propriétés à cette échelle, ne sont plus les mêmes)Il faut aussi compter sur les 3000 produits à base de nanoparticules.Dans un premier temps, IL EST URGENT D'INDIQUER POUR LES CONSOMMATEURS QUE LES PRODUITS CONTIENNENT DES NANOPARTICULES,il ne faut surtout pas oublier que l'on respire 30 millions de nanoparticules par litre d'air.En France, on consomme 70% de produits étrangers, IL EST DONC URGENT DE CRÉER UN ORGANISME INTERNATIONAL INDÉPENDANT QUI POURRA PERMETTRE OU INTERDIRE LA MISE SUR LE MARCHE DE CERTAINS PRODUITS à BASE DE NANOPARTICULES.
Je connais bien le sujet car je fais partie d'une association française NANOSCIENCES et je donne des conférences de vulgarisation sur les nanosciences et leurs applications dans toute la FRANCE.
De l'étiquetage [nano]
Bonjour,
Merci de votre message.
concernant les nanotechnologies il est plus qu'urgent de réagir bien sûr au niveau de l'EUROPE mais surtout au niveau mondial
Quels types d'action peuvent avoir un effet à l'échelle mondiale ? Pourriez-vous nous donner quelques exemples, tirés de votre activité associative ou d'ailleurs ?
IL EST URGENT D'INDIQUER POUR LES CONSOMMATEURS QUE LES PRODUITS CONTIENNENT DES NANOPARTICULES
Je suis d'accord avec vous qu'il faut informer les consommateurs. Mais de quelle manière ? On a vu apparaître pour les cosmétiques l'obligation d'indiquer sur l'emballage la mention [nano] à côté du composé concerné. Pensez-vous vraiment que ça informe le consommateur ? Mon point de vue est différent : voir la page de discussion dédiée à ce sujet et en particulier la proposition de repenser l'étiquetage des produits. Je compte sur votre avis.
eG8 : un nouvel exemple de concertation trustée
Le problème des concertations qui donnent une place dérisoire à la société civile n'est évidemment pas spécifique aux nanotechnologies. L'actuel eG8 en fournit un autre exemple, sur le thème du contrôle d'internet. Lire à ce sujet par exemple eG8 : le gros coup de colère de la société civile, sur Numerama.com.