Ces dernières années, l'expertise scientifique a été fortement critiquée. On a particulièrement dénoncé des conflits d'intérêts de la part de certains experts. Pourtant, l'expertise scientifique assure l'interface indispensable entre science et politique. Elle tient une place importante dans le processus de décision qui préside aux choix scientifiques et technologiques. Il convient donc d'en améliorer le fonctionnement. Mais dans quelle voie faut-il s'engager ? Est-il réaliste d'espérer une expertise indépendante ? Ou faut-il apprendre à gérer des conflits d'intérêts qui seraient inévitables ? Que devrait être l'expertise scientifique, selon vous ? Quelles modifications faudrait-il apporter au système actuel ?
Commentaires
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Je pense que la faillite de
Je pense que la faillite de l’expertise en France est d’abord celle du secteur public.
Celle-ci se manifeste de deux façons :
L’organisation hiérarchique de la fonction publique interdit toute possibilité de remise en cause de l’expertise, même en l’absence d’intérêt financier en jeu. Un bon exemple est la tentative de critique de l’enseignement des lettres en France, qui a fini par se solder par la démission de Laurent Lafforgue, un de nos grands mathematiciens, du Haut conseil de l’Education. Pour plus de renseignements, je vous conseille d’aller voir sur le site de Laurent Lafforgue.
Si remise en cause il y a, elle ne peut venir que du pouvoir politique. Or la vision qu’ont les politiques de la façon dont les citoyens perçoivent l’activité du secteur public provient essentiellement des medias, qui, naturellement, ne sont pas neutres, et finalement, constituent non pas le second pouvoir, mais bien le premier pouvoir.
Je rends également responsable l’organisation hiérarchique du secteur public de l’absence de reconnaissance du concept de conflit d’intérêt. La comparaison du nombre d’articles consacrés à la notion de conflit d’intérêt en France et dans le monde anglo-saxon est très parlante, et cela est à mon avis lié au fait que dans notre pays, l’autorité hiérarchique est assimilée dans les faits au bien public. Par conséquent le conflit d’intérêt devient inconcevable. Cette incapacité de la hiérarchie à se remettre en question et à faire autre chose qu’à défendre ses propres intérêts (ce que Claude Allegre a designé, au niveau de la recherche, comme un systeme de type soviétique) fait que la seule possibilité d’émergence pour les scientifiques va être le recours aux médias.
Et là encore, la faillite du secteur public va se manifester, mais d’une autre façon.
En effet, les médias ne sont pas neutres et sont largement manipulables. Par ailleurs le service public a très peu d’argent qu’il peut engager dans le secteur de la formation continue et de la communication. Il suffit en pratique a un groupe industriel de donner un accès aux medias a un scientifique qui va être son porte-parole (soit parce qu’il est directement payé par le groupe industriel, soit parce qu’il est interéssé par le fait d’avoir accès aux medias). Facile : ce sont les groupes industriels qui sont les grands financiers des congrès. Ca aide le porte-parole à être invité comme orateur. Puis on invite des journalistes qui, dans le compte-rendu du congrès, vont surtout rapporter la communication du porte-parole, qui finit par atteindre, au bout de plusieurs congrès, la célébrité médiatique (célébrité qui n’a rien a voir avec la valeur scientifique ; voir par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Axel_Kahn ). Et c’est là que se manifeste la deuxieme faillite du secteur public : dépendants des financements industriels, les scientifiques sont dans une position où ils sont incapables, à titre personnel, de dénoncer les comportements de ceux qui se prostituent pour les groupes industriels, d’autant plus qu’eux-mêmes sont loin d’être moralement irréprochables (voir plus haut). On peut donc imaginer la constitution de commissions de déontologie, mais elles ont toutes les chances d’être investies par ceux qu’elles devraient juger (exemple : Axel Kahn, membre du Conseil National d’Ethique).
Je pense que la seule solution pour amener à plus de déontologie et plus de transparence est de forcer les experts à déclarer les conflits d’intérêt, et à les réveler (via internet, par exemple) lorsqu’ils n’ont pas été déclarés.
A lire absolument, un
A lire absolument, un rapport édifiant sur la situation de l'expertise en France:
www.atoute.org/au_benefice_du_doute.pdf
Bonjour,
Bonjour,
Je pense que la piste essentielle de réflexion pour la démocratisation des choix scientifique est celle veillant à s'assurer de l'indépendance des experts.
En effet, on a en gros deux choix: soit l'on accepte que n'importe qui puisse intervenir dans le débat, et celui-ci risque de s'enliser et d'être manipulé par les médias (comme dans le cas des OGM), soit on limite les interventions a ceux qui acceptent la démarche scientifique (au sens de Popper, ceux qui acceptent de revoir leur jugements à l'épreuve de faits).
Bien entendu expertise ne signifie pas nécessairement rigueur scientifique, mais il faut être lucide: aucun choix ne peut se faire sans donner la parole aux experts et je pense que c'est cette piste qu'il faut privilégier.
La responsabilité des experts est donc énorme, et il me paraît inconcevable qu'une société puisse rester démocratique avec des experts qui ne sont pas indépendants. Indépendants du pouvoir politique d'abord: il faut garder en mémoire le rôle des scientifiques allemands dans la justification de la politique nazie, celle des psychiatres en Union Soviétique, etc... Indépendants du pouvoir financier surtout: alors que les anglo-saxons ont fait d'énormes progrès dans l'identification des conflits d'intérêts des experts, en France, nous sommes encore très loin de comprendre la signification de ce terme, et la rémunération par les sociétés industrielles d'experts qui ne sont en fait que leur porte-parole est une pratique courante. Ces "experts" ont droit à une couverture médiatique démesurée qui pèse dans les choix gouvernementaux. C'est notre rôle de demander que cette pseudo-expertise soit interdite et punie.
Indépendance des experts et rôle des citoyens
"aucun choix ne peut se faire sans donner la parole aux experts"
Je suis d'accord avec vous sur ce point. Personne ne pouvant tout savoir sur tout il me parrait en effet primordial de pouvoir avoir confiance 'en ceux qui savent'. Pour autant cette confiance ne les dispensent pas de communiquer au mieux leur connaissance, de les partager le plus largement et le plus honnètement possible.
"soit on limite les interventions a ceux qui acceptent la démarche scientifique"
La démarche scientifique est à mon avis la première étape, la plus importante dans cette communication des savoirs. C'est effectivement cette démarche (dans la mesure où elle est appliquée et non pas détournée) qui garantit la valeur du choix.
Mais à mon avis la démarche scientifique, en tant que démarche n'est pas l'apanage des seuls experts, chacun d'entre nous, de 5 à 105 ans, est en mesure de la mettre en pratique. Encore faut-il se l'approprier, l'apprivoiser et apprendre à l'écouter...
"C'est notre rôle de demander que cette pseudo-expertise soit interdite et punie."
Ce serait le rôle de qui ?
Des citoyens?
Des scientifiques?
Et par quels moyens? Puisque l'un des moyens de se faire entendre est justement la couverture médiatique dont ni les uns, ni les autres (à moins d'être une victime d'une catastrophe lambda pour les uns ou de vendre des bouquins branchés pour les autres)ne bénéficient à ce jour.
Il reste l'initiative collective, mais encore une fois, comment l'envisageriez-vous ?
Sur des cas concrets en démontrant la non indépendance de tel expert sur tel sujet?
Ou d'une façon plus intégrative?
Enfin, que proposeriez-vous pour garantir la neutralité de l'expert, puisqu'il faut bien que quelqu'un le paye ?
Beaucoup de questions, mais c'est que votre commentaire m'interpelle sur une question que j'ai moi-même du mal à résoudre.
Re: Les pistes d'action
C’est une question très difficile à résoudre. En principe, dans notre pays, la plupart des experts sont fonctionnaires. Cela résout une partie des problèmes : l’expert est payé par le gouvernement. En réalité, les problèmes demeurent et sont aggravés. En tant que fonctionnaires, les experts scientifiques peuvent recevoir des crédits très importants provenant de l’industrie pour leur laboratoire. D’autre part, ils ont le droit de recevoir des revenus provenant également de l’industrie, avec l’accord de leur administration. En pratique, si le fonctionnaire est suffisamment haut placé, il n’y a aucun problème. D’autre part le lanceur d’alerte (whistle blower) éventuel est lui-même un fonctionnaire. Alors qu’il bénéficie d’une certaine tranquillité dans son travail, le fait de lancer l’alerte va être pour lui une source de problème, tandis que l’expert haut placé engagé dans un conflit d’intérêt à une quasi-certitude d’impunité.
Prenons l’exemple des OGM : en 1997, l’expert désigné pour émettre un avis sur la culture OGM en France est Axel Kahn, président de la Commission du Génie Moléculaire. Il est en même temps directeur d’une unité de l’INSERM sur le métabolisme du foie et rémunéré en tant que fonctionnaire. Le rapport du président de la CGB est favorable à la culture des OGM, alors que certains experts, plus au fait de la physiologie végétale émettent de sérieuses réserves. Après le refus du gouvernement Juppé d’autoriser la culture OGM, Axel Kahn démissionne de la CGB et est embauché dans les mois qui suivent pour une durée de 2 ans comme directeur scientifique adjoint par Rhône-Poulenc la compagnie française qui développe des OGM et pour laquelle l’autorisation de cultiver les OGM est importante. Son travail consiste en « l’évaluation des biotechnologies agricoles », alors qu’il n’a aucune formation en agronomie. Dans le même temps, il continue à diriger son laboratoire (métabolisme du foie) à l’INSERM. Le fait même d’émettre des critiques vis-à-vis du mélange des genres pratiqué par Axel Kahn peut valoir à son auteur de sérieux ennuis professionnels. N’oublions pas qu’Axel Kahn a été membre du comité consultatif d’éthique, et est sensé être le spécialiste du Bien et du Mal. Il bénéficie d’un soutien quasi-inconditionnel des médias qui ont passé sous silence le livre consacré à cette affaire (la Guerre Secrète des OGM, par Hervé Kempf), et s’abstiennent de mentionner une cause importante de la méfiance vis-à-vis des OGM.
D’autre part, le principal lanceur d’alerte, Christian Vélot, a perdu aujourd'hui tous ses moyens de travail. Il est très difficile de dire que c’est à cause de son activité anti-OGM. En tout cas, il me semble que les scientifiques, s’ils étaient libres, ne pourraient pas tolérer un Axel Kahn dans leur sein.
A propos de l'indépendance des scientifiques
Je ne maîtrise malheureusement pas bien l'exemple que vous citez, je ne peux donc pas vous répondre là-dessus.
Par contre, je serais intéressée de savoir ce que vous proposeriez ou imagineriez comme solution pour résoudre ce problème de non-indépendance des scientifiques.
Merci d'avance pour votre réponse