Les nanotechnologies sont souvent présentées comme une solution miracle à la pauvreté dans le monde. Les Amis de la Terre Australie contestent cette allégation et défendent la thèse opposée : dans un texte qu'ils viennent de publier sur leur site, ils dénoncent l'exacerbation des inégalités entre riches et pauvres suscitée par les nanotechnologies. [NDLR : On se souvient que les OGM devaient régler la question de la faim dans le monde. Ils ne l'ont pas fait. Si le potentiel des nanos est réel, que faut-il faire pour que, cette fois, la promesse devienne réalité ?]
[Texte publié initialement le 6 mai 2011 sur le site Veillenanos.fr sous le titre "Les Amis de la Terre dénoncent l'augmentation des inégalités entraînée par les nanotechnologies".]
Les nanotechnologies sont souvent présentées comme une solution à la faim dans le monde, aux maladies et même à la misère des populations les plus pauvres. Dans un communiqué1 publié le 4 mai sur leur site internet, les Amis de la Terre Australie annoncent la publication d'un chapitre de livre où ils contestent ces allégations en mettant en lumière les conséquences des nanotechnologies en matière d'inégalités2.
Les nanos par les riches et pour les riches
Georgia Miller des Amis de la Terre et Gyorgy Scrinis de l'université de Melbourne observent que les personnes qui pilotent le développement des nanotechnologies sont empreintes d'intérêts financiers, politiques ou militaires... intérêts qui affectent les orientations de recherche et développement dans le domaine nano. Ainsi, les brevets sont détenus en grande majorité par les pays du nord et les pays BRIC (le Brésil, la Russie, l'Inde et surtout la Chine). Dans les conférences et institutions internationales (par exemple l'OCDE ou la FAO, organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture), les pays du nord sont les plus influents. Enfin, les recherches en cours et les produits aujourd'hui commercialisés sont, dans leur très large majorité, destinés à des consommateurs aisés3. Pour les auteurs du texte, il est dans l'intérêt des pays du nord et des pays BRIC de maintenir les inégalités actuelles, dont ils tirent leur puissance économique et politique.
Que reste-t-il pour les plus pauvres ?
Les auteurs reconnaissent l'existence d'applications nano pouvant bénéficier aux plus pauvres. Néanmoins, ils insistent sur le fait que l'existence de ces applications ne signifie pas que ceux qui en ont besoin pourront les payer.
Quant aux dispositifs intégrant des nanomatériaux vantés pour leur faible coût et donc leur accessibilité pour les populations des pays pauvres (filtres pour l'assainissement de l'eau, médicaments, kits médicaux par exemple), Miller et Scrinis rétorquent qu'ils relèvent pour la plupart d'applications "micro", loin d'être à la hauteur des enjeux auxquels sont confrontées les populations pauvres, qui exigeraient une réponse plus globale et souvent politique.
Ils soulignent enfin le fait que les destinataires de ces applications n'auront pas ou peu) la maîtrise de leur production, de leur maintenance ou de leur distribution, et deviendront donc encore plus dépendants des entreprises des pays riches - ce qui relativise de beaucoup le bénéfice potentiel.
Vers un accroissement des inégalités
En dépit de voeux pieux appelant à une plus grande prise en compte des implications éthiques, légales et sociales des nanotechnologies, ceux qui sont aux commandes du développement nano n'auraient fait preuve - toujours selon Miller et Scrinis - d'aucun réel engagement favorisant une réorientation des recherches et développements vers les besoins humains ou une société plus juste. Tout au plus se contentent-ils de traiter la question des risques sanitaires et environnementaux, évitant soigneusement de traiter les aspects sociaux et politiques plus larges et plus problématiques.
Soulignant la forte l'influence des promoteurs des nanotechnologies, les auteurs concluent sur la faible probabilité que les nanotechnologies permettent un quelconque rééquilibrage des inégalités actuelles. Bien au contraire, les nanotechnologies pourraient au contraire accroître ces dernières - et ce, tant au niveau international (inégalités entre les pays), qu'au niveau infranational (au sein de leur population).
Quelques semaines plus tôt, une autre approche défendue par l'IFPRI
Ce texte est à rapprocher du rapport publié par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) en février dernier, intitulé "Agricultural, food, and water nanotechnologies for the poor"4 : les deux textes, malgré une approche et une tonalité différentes, se rejoignent partiellement dans leur analyse de la situation actuelle. En revanche, celui de l'IFRI émet des préconisations à destination du CGIAR (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale) fondé par la Banque mondiale, afin de favoriser un meilleur accès des populations pauvres aux bénéfices escomptés des nanotechnologies. A lire en ayant en tête le fait que l'IFPRI et le CGIAR font partie de ces institutions que Les Amis de la Terre considèrent à la solde des pays riches à qui bénéficie le développement des nanos.
En savoir plus
Risques et opportunités trans-sectoriels des nanotechnologies pour les pays en développement, étude pour l'Agence française de développement, mai 2010
- Nanotechnology and inequity - help or hindrance?, Les Amis de la Terre Australie, 4 mai 2011
- Nanotechnology and the Extension and Transformation of Inequity, Miller, G. and Scrinis, G. , in S.E. Cozzens, J.M. Wetmore (eds.), Nanotechnology and the Challenges of Equity, Equality and Development, Yearbook of Nanotechnology in Society 2, DOI 10.1007/978-90-481-9615-9_7, Springer Science+Business Media B.V. 2011
- L'argument est développé notamment par Invernizzi, N., G. Foladori, and D. Maclurcan, dans Nanotechnology’s controversial role for the south. Science Technology Society, 13 (1): 123–148, 2008.
- Agricultural, food, and water nanotechnologies for the poor, International Food Policy Research Institute (IFPRI), février 2011
Commentaires
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Les nanotechnologies et la faim dans le monde
Merci à l'Avicenn pour cet article. C'est effectivement un sujet fondamental qui manquait à notre dossier nano. Une question : l'argument "solution à la faim dans le monde" a vraiment été servi ? Par qui ? Parce qu'on nous avait fait le coup avec les OGM (voir ici ou là) et comme on attend toujours (seul le riz doré enrichi en vitamine A a fait un peu parlé de lui), je pensais que personne ne se risquerait sur le même terrain.
Re: Les nanotechnologies et la faim dans le monde
Oui oui, l'argument "solution à la faim dans le monde" a été servi en effet - les 3 quarts de l'intro du récent document de l'IFPRI que j'ai mentionné dans le dernier paragraphe de l'article sont à ce titre assez exemplaires (mais ils nuancent dans le dernier quart) : http://www.ifpri.org/sites/default/files/publications/ifpridp01064.pdf
Mais ça ne date pas d'hier :
En 2005, des chercheurs du Joint Centre for Bioethics de l’Université de Toronto (UTJCB) (Salamanca-Buentello et al. 2005) ont défendu la thèse selon laquelle les avancées techniques en matière de nanotechnologies permettront d’atteindre cinq des huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) définis par les Nations Unies (dont l'éradication de la faim dans le monde, objectif number one). Notamment via les 3 leviers suivants :
Amélioration de la productivité agricole :
* Nanoporous zeolites for slow-release and efficient dosage of water and fertilizers for plants, and of nutrients and drugs for livestock
* Nanocapsules for herbicide delivery
* Nanosensors for soil quality and for plant health monitoring
* Nanomagnets for removal of soil contaminants
Amélioration de la qualité de l'eau
* Nanomembranes for water purifi cation, desalination, and detoxification
* Nanosensors for the detection of contaminants and pathogens
* Nanoporous zeolites, nanoporous polymers, and attapulgite clays for water purifi cation
* Magnetic nanoparticles for water treatment and remediation
* TiO2 nanoparticles for the catalytic degradation of water pollutants
Meilleure conservation des denrées alimentaires, et lutte contre les contaminations dus aux agents pathogènes dans l'alimentation
* Nanocomposites for plastic film coatings used in food packaging
* Antimicrobial nanoemulsions for applications in decontamination of food equipment, packaging, or food
* Nanotechnology-based antigen detecting biosensors for identification of pathogen contamination
Une position similaire est défendue au même moment par le Groupe de travail Science, Technologie et Innovation du programme « Objectifs du Millénaire » des Nations Unies en janvier 2005 : http://www.unmillenniumproject.org/documents/Sciencecomplete.pdf
* They (science, technology, and innovation) alleviate hunger by improving nutrition, increasing yields of cash and subsistence crops, improving soil management, and creating efficient irrigation systems (p. 21-22)
* Reducing hunger cost-effective agricultural applications of nanotechnology could decrease malnutrition, and childhood mortality, in part by increasing soil fertility and crop productivity. Crop health can be monitored using nanosensor arrays. Nanosensors can raise the efficiency of crop monitoring activities. Sensors applied to the skin of livestock or sprayed on crops can help detect the presence of pathogens. Nanoporous materials such as zeolites, which can form wellcontrolled stable suspensions with absorbed or adsorbed substances, can be employed for the slow release and efficient dosage of fertilizers for plants and of nutrients and drugs for livestock (p. 70-71)
Etc.
Re: Les nanotechnologies et la faim dans le monde
Super ! Merci Mathilde de cette réponse détaillée. Il est vrai que je n'avais pas pris le temps de suivre les liens.