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Le 29 septembre dernier s'est tenue à Bruxelles une conférence examinant le projet de « Code de bonne conduite pour une recherche responsable en nanosciences et nanotechnologies ». Un des sujets de discussion attendus était la question de la responsabilité des chercheurs, eu égard aux incidences - sanitaires, environnementales, sociétales - de leurs travaux. Nous publions ici le décryptage de ce sujet proposé par le site VeilleNanos.fr édité par l'Avicenn, association de veille citoyenne sur les nanotechnologies. N'hésitez pas à réagir !
Demain se tiendra à Bruxelles la conférence Nanocode [2], organisée par les partenaires européens du projet du même nom financé dans le cadre du 7ème PCRD européen [3]. Cette conférence, dont le programme est téléchargeable ici [4], avait pour thème l'avenir du Code de bonne conduite pour une recherche responsable en nanosciences et nanotechnologies [5].
Ce texte est une recommandation de la Commission européenne datée du 7 février 2008, qui n'a pas, pour l'heure, de valeur juridique : il n'est ni obligatoire ni contraignant, et n'a pas été formellement adopté ni décliné dans les Etats membres - à l'exception des Pays-Bas qui font de son respect une condition pour l'obtention de fonds publics.
Nous nous focalisons ici sur l'un de ses sept principes généraux, les plus polémiques : celui de la responsabilité des scientifiques1 [6], énoncé comme suit : Les chercheurs et les organismes de recherche demeurent responsables des incidences sur la société, l'environnement et la santé humaine que leurs recherches en nanosciences et nanotechnologies peuvent entraîner pour les générations actuelles et futures.
Au vu des incertitudes relatives aux risques sur la santé, l'environnement et les libertés publiques que suscitent les nanotechnologies, il est peu étonnant que ce principe soit contesté : des scientifiques se sont exprimés à ce sujet, notamment dans le cadre de consultations ou discussions organisées ou mandatées par les institutions européennes2 [7].
Une première critique entendue par les partenaires du projet NanoCode : beaucoup de scientifiques récusent la formulation actuelle qui, telle que libellée en anglais - « accountability » - sous-tend la nécessité de rendre des comptes à la société. Le physicien Richard Jones [8], Pro-Vice Chancelier à la Recherche et l'Innovation de l'Université de Sheffield (Royaume-Uni) considérait dès 20093 [9] qu'il est difficile de défendre la mise en place d'une responsabilité légale des scientifiques eu égard aux conséquences de leur recherche, tant ces dernières sont souvent très difficiles à prévoir à un stade précoce. Les scientifiques qui font une découverte originale n'ont qu'une influence très limitée sur la façon dont elle sera commercialisée.
Une proposition consiste à la remplacer par celle de « responsibility » qui se limiterait ainsi à une responsabilité morale... Richard Jones, déjà cité plus haut, juge qu' il serait sans doute plus utile de penser les responsabilités des chercheurs en termes d'obligation morale à se pencher sur les conséquences possibles, à examiner différents points de vue, et à avertir des risques possibles de leurs recherches. Puisque de nombreux scientifiques formulent des promesses merveilleuses pour appuyer leurs demandes de financements, c'est donc qu'ils savent projeter dans l'avenir leur recherche fondamentale ; ils ont donc aussi un rôle à jouer dans la prévention des conséquences négatives : non seulement en tentant de les anticiper mais aussi, comme le note une commentatrice du blog de Richard Jones ainsi que de nombreux autres acteurs, en favorisant les initiatives pluridisciplinaires et d'ouverture à la société civile.
Nuançons le propos, en ajoutant à cela le fait qu'il existe, au sein même de la communauté des nanosciences, une grande diversité de profils de chercheurs, dont la responsabilité n'est pas de même nature. Tous les chercheurs en nanosciences ne sont pas cantonnés à la recherche sur le papier... avec le développement des sciences et technologies émergentes, ils sont de plus en plus nombreux à utiliser leurs compétences de chercheurs pour créer des start-ups qui commercialisent des produits ou procédés nanos par exemple. Aspect souvent occulté dans les discussions, par exemple celle sur le partage des responsabilités entre les acteurs de l'innovation nanotechnologique que nous traitons au point suivant.
Une deuxième critique faite au Code est qu'il est restreint aux seuls chercheurs ; certains souhaiteraient voir traitée la question du partage des responsabilités entre les chercheurs, les industries et les pouvoirs publics. C'est par exemple la position défendue par Richard Jones qui souligne sur les limites de la responsabilité individuelle des scientifiques pris isolément, et insiste sur la responsabilité collective des institutions (laboratoires, financeurs, ministères,...) encore trop peu portées sur le développement de l'éthique. En cas d'impacts négatifs sur l'environnement ou la santé, la responsabilité principale relève selon lui moins des chercheurs que de ceux qui sont directement responsables des conditions dans lesquelles les personnes ou les écosystèmes ont été exposés au risque.
Mais quid des recherches qui entrent dans le cadre de partenariats publics / privés ? Quid des chercheurs « entrepreneurs » qui exercent dans le cadre de start-ups situées à la porte des laboratoires académiques où ils travaillent ?
Une troisième critique relayée par les partenaires du projet NanoCode a trait au périmètre même du Code : le fait qu'il soit uniquement ciblé sur les nanosciences et nanotechnologies est questionné ; le caractère général de ses principes, affirment-ils, font que le texte est, en l'état actuel, valable pour l'ensemble des sciences.
On retrouve donc chez les chercheurs de « sciences dures » un clivage qui existe également parmi les chercheurs en sciences sociales : si Bernard Baertschi, maître d'enseignement et de recherche à l'Institut d'éthique biomédicale de l'Université de Genève4 [10], considère que les nanotechnologies ne soulèvent aucun problème éthique nouveau et particulier, d'autres philosophes considèrent quant à eux que les propriétés inédites des nanotechnologies et surtout le projet à l'oeuvre derrière les programmes de développement des nanotechnologies, et leur convergence avec les biotechnologies, sciences de l'information, et sciences cognitives (NBIC), justifient le développement d'une bionano-éthique5 [11].
Les échanges qui auront lieu lors de la conférence NanoCode de demain ainsi que des conférences dans les Etats membres partenaires de NanoCode serviront à réviser le Code de bonne conduite. L'Avicenn vous tiendra informé des suites données à ce processus.
Des événements de promotion de la science - telle la Nuit des chercheurs [12] qui a eu lieu le 23 septembre dernier - permettent aux chercheurs en nanosciences de sortir de leur « tour d'ivoire ». Mais si répartir au maximum la connaissance, vis-à-vis de (leurs) étudiants, mais aussi du grand public6 [13] est louable, il est d'autres façons, pour les chercheurs de prouver leur inscription dans la société, notamment en cherchant à influer sur la politique scientifique qu'ils sont amenés à servir, qu'ils soient ou non partie prenante du pouvoir scientifique.
A côté des leviers classiques et relativement fermés au sein des instances qui définissent les orientations des programmes de recherche existent également des leviers externes, plus ouverts en en phase avec les préoccupations et besoins de la société. En témoignent deux initiatives qui ont pris corps au cours de l'été et qui concernent toutes deux les nanosciences et nanotechnologies.
En juin dernier, des associations de chercheurs7 [14] se sont alliées à des organisations de la société civile de toute l'Europe pour interpeller les institutions européennes afin qu'elles ré-orientent le programme de recherche européen vers la satisfaction des besoins de la société et de l’environnement plutôt que des intérêts commerciaux des grandes entreprises.
Dans une lettre ouverte [15] datée du 29 juin 2011, elles regrettent que la recherche en nanotechnologies (entre autres) ait bénéficié de larges subventions publiques et ce au profit de grandes entreprises, malgré les interrogations relatives à leurs impacts environnementaux et sociaux - le tout aux dépens de la recherche dans des domaines importants (tels la protection de l'environnement, la prévention en santé publique, l'agriculture biologique ou raisonnée, les économies d'énergie et les énergies renouvelables, la toxicologie, les questions d'approvisionnement en eau, et la pêche écologiquement durable) ainsi que dans le domaine de la recherche en sciences sociales qui contribuent au changement social et à la résolution des problèmes qui ne sont pas axés sur les solutions technologiques8 [16].
Les signataires de la lettre promeuvent la recherche d' alternatives aux modèles de développement basés sur une croissance rapide et des profits élevés afin de privilégier les recherches qui feront de l’Europe (et du monde) un lieu plus durable, plus sain et plus paisible (...) par rapport aux recherches qui aboutissent à des produits commercialisables9 [17].
Parmi les pistes françaises intéressantes, retenons l'annonce récente par l'ANSES [18] de la création d'un comité de dialogue sur les nanomatériaux en 2012 dans le but d’éclairer l’Agence sur ses orientations en matière de recherche et d’expertise. Il sera construit sur le modèle du comité de dialogue « radiofréquences et santé » installé en juin 2011 et réunissant des représentants d’associations et de syndicats, des opérateurs de téléphonie mobile et des radiodiffuseurs, des institutions et des collectivités territoriales.
Reste à savoir notamment comment il sera constitué, qui pourra y participer, son programme et ses modalités de travail ; mais voilà une initiative qui - bien que tardive - va dans le bon sens : celui qui consiste à donner aux ONG et autres acteurs encore peu impliqués jusqu’à présent la capacité d’argumenter pour peser dans les décisions publiques en amont des orientations des nanosciences.
La responsabilité sociale des scientifiques [19], par Jacques Testart [20] (biologiste, directeur de recherche à l'INSERM, administrateur de Inf’Ogm [21] et de la Fondation Sciences citoyennes [22], membre du Conseil scientifique d’Attac [23]), Encyclopedia universalis, 2008.
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Ce texte est extrait d'un article publié le 28 septembre 2011 sur le site VeilleNanos.fr [24], sous le titre ETHIQUE et GOUVERNANCE - Un été et une rentrée placés sous le signe de la responsabilité des chercheurs impliqués dans les nanosciences et nanotechnologies [25], sous licence CC.
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Links:
[1] http://www.flickr.com/photos/29648341@N08/3523923586
[2] http://www.nanocode.eu/content/view/225/40/
[3] http://cordis.europa.eu/fp7/faq_fr.html
[4] http://www.nanocode.eu/files/nanocode-international-conference-draft-programme.pdf
[5] http://ec.europa.eu/nanotechnology/pdf/nanocode-rec_pe0894c_fr.pdf
[6] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote1
[7] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote2
[8] http://www.sheffield.ac.uk/physics/contacts/richard-jones
[9] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote3
[10] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote4
[11] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote5
[12] http://www.nuitdeschercheurs-france.eu/a-propos/
[13] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote6
[14] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote7
[15] http://sciencescitoyennes.org/wp-content/uploads/2011/06/OpenLetter-28-07-11.pdf
[16] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote8
[17] http://www.sciences-et-democratie.net/dossiers-et-debats/les-nanotechnologies/la-responsabilite-des-chercheurs-en-nanoscience-en-discussio#footnote9
[18] http://www.anses.fr/PMEC00J901.htm
[19] http://jacques.testart.free.fr/pdf/texte794.pdf
[20] http://jacques.testart.free.fr/index.php?category/biographie
[21] http://www.infogm.org
[22] http://sciencescitoyennes.org/
[23] http://www.france.attac.org
[24] http://veillenanos.fr/
[25] http://veillenanos.fr/wakka.php?wiki=RentreeResponsabilitesScientifiquesNano
[26] http://europa.eu/sinapse/directaccess/science-and-society/e-debates/nano-recommendation-2010/
[27] http://www.nanocode.eu
[28] http://www.nanocode.eu/content/view/180/42/
[29] http://www.nanocode.eu/files/reports/nanocode/nanocode-consultation-synthesis-report.pdf
[30] http://www.nature.com/nnano/journal/v4/n6/full/nnano.2009.127.html
[31] http://www.softmachines.org/wordpress/?p=894
[32] http://editions.larcier.com/titres/32533_1/la-regulation-des-nanotechnologies.html
[33] http://www.vuibert.com/livre72220.html
[34] http://www.bienpublic.com/grand-dijon/2011/09/23/on-change-de-dimension
[35] http://sciencescitoyennes.org/des-scientifiques-et-des-ongs-critiquent-les-projets-de-financement-de-la-recherche-de-la-commission-europeenne/